On se connaît, non ? Je n'ai pas la mémoire des prénoms mais je reconnais votre visage.
Laissez-moi réfléchir, ne faîtes pas cette moue dubitative, elle paralyse mes souvenirs. Souriez s'il vous plaît, j'ai l'intuition que c'est ainsi que je vous aimais.
Je buvais du lait menthe au Délice, au milieu des cafés-calvas du matin. Je me sentais si différente de vous, du reste de la meute, des enfants perdus devenus trop tôt adultes, écorchés, éparpillés, démunis mais qui vivaient du soir au matin ensemble. Un hôtel minable du XIXe arrondissement, un bar miteux, de chaleureux taverniers rabougris, un traffic brimbalant tant bien que mal son moteur et nos carcasses aux quatre coins de la banlieue pour vendre des sérigraphies sordides. C'était la Cour des Miracles, un paradis perdu, Neverland. Une tendresse universelle liait les histoires des uns et des autres, quelquefois des maux savants noyaient leurs espoirs pour mieux se retrouver ensemble, au fond, et recommencer.
A côté de votre bras tatoué, j'observais avec crainte les sucs cardiaques rythmer les conversations, temporiser les épanchements. A côté de votre bras, tout était beau. A côté, tout était grand.
Oui, je me souviens de mes dix-huit ans. Vous étiez là. J'étais perdue.
Et là devant moi, vous. Votre bras tremble, vos mains aussi. Les pétales de votre rose gauche coule sous les cicatrices et les flétrissures de vos printemps. Vous me semblez plus petit, plus fragile, seul. Je pourrais vous offrir l'illusion pour un soir que tout est possible, que le Délice nous attend et que j'ai récupéré les clefs du traffic. Tu serais de nouveau mon ancre, mon marin. Je ne le désire pas.
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